Bouquet de jasmin sur le quai 6

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Débouchant du souterrain la Pacific 231 entre dans la gare de Lyon à 7h01 empanachée d'un jet de vapeur blanche qui envahit tout l’espace en quelques minutes. Les freins grincent, les roues se bloquent, glissent sur les rails, crachent des gerbes d’étincelles. Dans le compartiment de tête les voyageurs pressés sont déjà debout mais emportés par un jeu de dominos ils s’ écrasent les uns sur les autres. Un ecclésiastique  engoncé dans sa cape violette ne résiste pas à l’attraction universelle  et s’étale sans pudeur sur un groupe de jeunes nonnes restées sagement assises sur leur siège ; elles en gloussent de plaisir.

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Le  prêtre se relève en grommelant et entreprend de retourner à ses valises en remontant le compartiment en zigzag.  Son comportement parait bizarre à la mère supérieure prompte à protéger ses ouailles des gestes malheureux d’un éventuel  titi parisien éméché, fut-il ensoutané. Elle se lève d’un bond, décidée à vaincre d’un coup de canne bien placé le diable que le Seigneur dans sa grande bonté a mis sur sa route. Pour prendre son élan elle agrippe un panier en osier rangé là-haut qui rebondit sur la tête d’un  adolescent, son couvercle mal arrimé s’entrouvre, laissant échapper deux petits serins ravis de prendre l’air.

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Et  voila les volatiles qui tourbillonnent, babillant, cui cui, gazouillant, quiqui, picorant de-ci de-là , tweety tweety, à la recherche d un petit déjeuner bien mérité. L’un trouve un petit biscuit salé et en moins de deux le transforme en une boule de miettes. L’autre  bondit sur le cou d’une fillette qui, ne supportant pas d’être chatouillée, utilise le bouquet de jasmin qu’elle tient à la main pour chasser l’intrus, cherchant  finalement secours, de guerre lasse, dans le regard éploré qu’elle projette vers  le monseigneur prétendument  vicieux.

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Mais à l’avant du train le drame est en train de se nouer. Le mécanicien de la 231 a relevé ses lunettes sur le front et une escarbille de charbon pénètre sous la paupière. Il n’y voit plus rien. Il fait noir comme  au plus profond du saint Gothard. Affolé, à l'aveuglette, Il serre ses freins à bloc et arrête le convoi à plus de cinquante mètres  des tampons terminus : la  honte pour un mécanicien à trois mois de la retraite.

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Ce coup d’arrêt brutal extermine les voyageurs du compartiment A12. La Mère a atteint sa cible. A la place de l’œil gauche du Prélat, un trou béant.  La pointe du parapluie vengeur jaillit du crâne et lui dessine un casque de hulan. Les deux serins gisent par terre éventrés. Une glace brisée a fendu la tempe de la Supérieure. Les filles sont répandues sur le sol, immobiles, jambes écartées. L’odeur forte et salée du jasmin se mélange à celle du sang écoeurant. Le mécano reste affalé à la fenêtre de sa loco.

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Déjà on distingue, au loin, s’amplifiant, le son angoissant d’une sirène  d’ambulance .

 

 

Léon Lagouge